Les naufragées de l’amour

La dérive, c’est ce qui vient en premier.

Un matin, on sort de chez soi.

Le regard s’accroche à un mirage. Nos pensées ont vagabondé si souvent aux aurores… Sur la plage, le sable gris, Les morceaux de coquillages ébréchés, fracassés, griffent la plante de nos pieds comme pour nous prévenir que des dangers nous menacent… mais nous n’en n’avons cure.

Il nous appelle, le Grand Amour. « Il » nous fait signe.

Douleur, miroitement imprécis, promesse éblouissante, au-delà des ressacs et des rouleaux qui grondent, dans un autre espace… Là où la mer se calme et devient d’huile.

Alors, en transe, on largue les amarres.

L’esquif se joue des flots, il fend la masse remuante et mousseuse et nous, figures de proue tendues, nous conjurons les mauvais sorts, le vent vengeur et les embruns.

Notre bien-aimé remplit l’horizon. Nous ne sentons plus la froidure, le sel qui mord, et le roulis qui enfle. Soudain, une lame plus haute et plus tendue secoue l’embarcation : c’est peine perdue.

« Il » est là, si proche : nous le touchons presque, nous respirons son sourire et son audace et personne, non personne n’est présent

à nos côtés pour  lier, comme pour Ulysse, notre corps enfiévré au mât qui plie déjà… . Transe du désir, du manque, des sirènes et des regrets.

Puis, la mer se venge.

Déjà, notre amour s’est perdu, noyé dans la brume. La nuit tombe aussi et le ciel sans étoile nous laisse sans espoir de retour livrées à la furie du destin.

Fatum.

Les dieux rient de nous voir défaites, tremblantes, droguées…ivres de chagrin.

Il est si tard. Les lumières terrestres se sont évanouies et nous reste le gouffre de l’oubli.

Nous sommes comme projetées hors de nous-mêmes, livrées à la déchirure du temps.

Dans un dernier assaut, la mer nous entraine et nous sombrons.

***

Le manteau liquide nous enveloppe. Sans force, nous refermons nos bras. Nous nous abandonnons au noir et au néant, reconnaissantes de voir cesser la douleur : nous savons bien que lovées dans notre propre fuite, nous trouverons soit la mort, soit l’oubli. .

Descente aux enfers, aux portes de la folie.

Liquéfaction.

Les algues nous accueillent, vert linceul alors que nous touchons le fond. Bouche ouverte, prêtes à rendre l’âme, nous voudrions crier une dernière fois son nom. Mais derrière nos paupières bruissant d’eau et de larmes, une lueur s’éternise.

Des bras nous enserrent, un courant de vie s’infiltre et notre cœur se remet à battre alors qu’on nous donne de l’air.

Vite !

Le plongeur charge sur notre dos meurtri la précieuse bouteille qui assurera notre remontée. Nous sommes si faibles, si lasses… Comment pourrions-nous ? Le souhaitons-nous seulement ?

Avec une infinie douceur, le sauveur enserre notre taille et entreprend, ô, tâche délicate, avec son précieux fardeau, la remontée vers la lumière.

Une halte…. Mais pourquoi donc ???

Puis une autre. Puis une autre encore ? Cela ne finira jamais…

Le chemin du retour s’éternise. Les paliers se succèdent. Il sait bien, LUI, qui est descendu aux Abymes, qu’une remontée trop rapide nous tuerait.

Miroitement, éclair aveuglant, cris de victoire. C’est le royaume des vivants de ceux qui nous attendent.

Ceux qui nous aiment. Mais nous, pauvres sirènes indifférentes aux vivats et aux hourras, nous refermons nos yeux. Et nous cachons nos larmes.

« Il » ne reviendra pas.

Echouées sur le rivage, à l’heure où nos blessures palpitent, nous nous surprenons à redouter cette heure obscure et nécessaire où il faudra, debout, le poing levé ou à genoux peut-être, affronter la foule des questions sans réponses, ces pourquoi qui nous rongent et dire Adieu.

« Qu’on les laisse se reposer !» : notre sauveur a donné ses ordres.

Tremblantes, nous reprenons des forces. On nous a donné un peu d’eau et dans quelques heures, nous trouverons à nouveau le courage …. Puis, nous prendrons, portées sur les mains et par les prières, mais rétives aux caresses, le chemin de la maison.

***

Tiens ! La mer est calme aujourd’hui !

Depuis la fenêtre de notre chambre, nous fixons, fermées à la Beauté du matin, l’étendue marine. Quelque part au large, nous avons laissé une part de nous-mêmes. Rien ne sera plus jamais comme avant.

Ceux qui nous aiment le savent bien. Ils se taisent. Ils sont sages.

***

En fin d’après-midi, notre sauveteur est passé nous voir. Il avait apporté son pain et son vin. Ensemble, nous avons parlé de ce qui s’est passé. La peur nous a quittées.

Le soleil plonge et dans un dernier sursaut, embrase l’horizon. Demain, on annonce gros temps.

Qu’importe ! La vraie vie a repris son cours.

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